Mai 1895





« Uruguay », 6 Mai 1895.

Ma chère Angèle,

Dans trois jours nous serons à Madagascar, et je t’assure que nous en sommes tous enchantés car nous commençons à souffrir de la chaleur dans nos cabines et les hommes surtout sont très fatigués, car on les a tellement empilés qu’ils ne savent où se tenir, et que la plupart mangent debout.

Les odeurs les plus désagréables remplissent les batteries qui sont encombrées de lits construits pour la circonstance. On n’a pas eu l’heureuse idée de nous donner des hamacs. On voit bien que c’est le Ministère de la Guerre qui a préparé toutes ces mesures.


le 200e a bord de l'uruguay

Le 200e à bord de l'Uruguay L'Illustration 1895 (coll. JPD)

Enfin, une fois à terre, on ne pensera plus à toutes ces petites misères.

Malheureusement nous avons quelques hommes malades qui vont rester derrière dès le début, ce qui est très fâcheux, car le déchet sera toujours assez fort dès les premiers jours de campagne.

Je t’écris ces quelques lignes avant le débarquement, ayant l’espoir de pouvoir faire partir ma lettre le plus tôt possible.

Dans ma lettre suivante je te donnerai des détails sur notre installation à Majunga, et sur ce que nous allons devenir. Tout est encore problématique pour le moment, et on ne saurait rien prévoir à l’avance.

Nous avons passé la ligne avant-hier et on a fait une fête très originale dont nos Marsouins ont fait les plus grands frais, bien entendu.

La musique a fait des progrès et nous joue tous les jours une partie de son répertoire, mais les violons ont éclaté par les fortes chaleurs que nous avons supportées. Les concerts sont donc supprimés, ou tout au moins suspendus jusqu’à nouvel ordre.

Il me tarde de savoir ce que nous allons devenir et surtout d’avoir mon bataillon, car je crains bien que ce malheureux soit difficile à constituer avec les détachements qui se promènent dans tous les coins.

Je pense souvent, bien souvent à toi et à nos chers enfants et je rêve que je suis au milieu de vous, et alors le réveil est bien dur.

C’est Jeannette que je vois le plus souvent dans mes rêves et bien que n'étant pas superstitieux, il me tarde d’avoir de ses nouvelles, car tu me disais dans ta dernière lettre qu’elle était enrhumée.

Écris-moi le plus souvent possible sans trop te préoccuper de la date des courriers ; les lettres partiront quand elles pourront, quitte à en recevoir plusieurs par le même courrier, ce qui me sera très agréable.

J’espère recevoir un télégramme annonçant ma mise au tableau, quoique je n’y compte pas trop, sachant que les absents ont toujours tort.

Embrasse bien nos enfants, Victorine et Michel ; je te dévore de caresses.

Émile.